QUAND ON EST DANS LE DESERT....

 

Le Sahara, ça harasse!!!
Par
Jacques ROYUELA
<< La plupart des hommes ont un moment dans leur vie où ils peuvent faire de grandes choses, c’est celui où rien ne leur semble impossible >>
STENDHAL

Il est parfois dans la vie d'un homme des émotions si fortes qu'il devient difficile de les traduire au travers de mots insignifiants eu égard à ce que l'on a pu ressentir dans ces moments là.
Depuis des années, ce rêve hantait mon esprit : courir dans le désert! Courir aux frontières de la nature et de l'irréel, courir aux frontières de l'impossible. Allier la passion de la course à pied au plaisir de la découverte d'horizons nouveaux. L'occasion m'en était donnée cette année en participant au 4ème Supermarathon du Sahara du 17 au 26 Mars 1995. qui peuvent paraître Cette épreuve fait partie de la coupe du monde des Supermarathons qui regroupe 6 épreuves dans différents continents :
-Supermarathon d'Australie
- Supermarathon du Verdon
- Supermarathon des lacs du Jura
- Supermarathon du Colorado
- Grande course de l'Himmalaya-Népal.
Dans l'avion qui m'amène de Genève à Casablanca puis à Ouarzazate, mes pensées s'égarent déjà vers ces paysages que j'imagine aux formes rugueuses et que je vais avoir l'immense plaisir de fouler à mes pieds dans quelques heures. J'éprouve une attirance particulière pour ces pays du soleil où je retrouve peut être une part de mes origines méditerranéennes. Le Maroc, terre nouvelle pour moi, terre berbère et pays d'Islam, riche d'histoire à la charnière de l'Afrique et de l'Europe est le plus occidental des états du Maghreb : une porte entre deux mondes et deux cultures. Du Rif méditerranéen à la côte Atlantique, des hauteurs de l'Atlas au Sud saharien, le Maroc déroule à travers ses paysages d'âpres et douces splendeurs.
Aventure chez les berbères.
Dimanche 19 Mars, 8H : branle bas de combat. Aujourd'hui s'opère le transfert jusqu'à Nkobb, lieu de départ de la première étape du lendemain. Trois Range-Roover et quelques taxis composent notre caravane. Nos bagages sont hissés puis entassés sur le toit des véhicules. La qualité de l'amarrage me laisse quelques doutes sur la possibilité de récupérer mes sacs flambants neufs aux couleurs de la SNCF et l'impact commercial attendu risque bientôt de n'intéresser qu'un vieux fennec rabougri sur le bord de la piste!!!
Après avoir quitté Ouarzazate, nous nous engageons sur une route qui longe le Djebel Tifernine avec vue sur le contrefort oriental de l'Anti-Atlas.
De temps en temps, un enfant parfois un adulte se tenant sur le bord de la route présente à bout de bras d'énormes lézards de 30 centimètres environ. Il parait que des touristes s'arrêtent pour acheter ces lézards et les font marcher avec une laisse. Faut-il que la misère des uns soit grande pour se livrer à pareil commerce! Faut-il que la bêtise des autres soit grande aussi pour trouver plaisir à de telles occupations!
Nous traversons un plateau désertique avec une végétation assez pauvre essentiellement des palmiers et des champs de blé.
Une langue mais de nombreux dialectes.
J'essaie d'entamer une discussion avec notre chauffeur mais le handicap de la langue se fait cruellement ressentir. Nous sommes ici en plein pays berbère. La situation linguistique du Maroc est très complexe. A côté de la langue officielle, l'arabe littéraire, existe le berbère avec ses nombreux dialectes qui ne sont pas compris par tous. L'arabe dialectal marocain, utilisé quotidiennement est compris par tous les marocains d'une région à l'autre. Ce dialecte est une évolution de l'arabe classique mais il n'est ni enseigné ni écrit. L'enseignement, la presse, la littérature utilisent l'arabe littéraire. On peut diviser ces dialectes berbères en deux groupes, le Zénète qui regroupe les parlers du Rif Méditerranéen et le Béraberchleuh, utilisé dans l'Atlas, le Maroc central et présaharien.
La circulation est peu importante mais par contre nous rencontrons depuis peu une population pédestre assez nombreuse qui n'hésite pas à parcourir plusieurs kilomètres pour rejoindre les villages voisins.
Les villages se trouvent bien sûr dans les oasis, un peu à l'extérieur de la palmeraie pour préserver l'intégrité des terres agricoles. L'oasis, surgissant au milieu d'un paysage aride ou au pied d'une montagne désertique, est un havre de paix et de silence où le vert vif des parcelles de légumes et de céréales se conjugue à l'ombre bienfaisante des arbres fruitiers et à la présence de l'eau qui court le long d'étroites rigoles de terre.
La route très sinueuse serpente à travers la montagne, atteint le col de Tzit N'Ttinififft puis rejoint rapidement Agdz, gros village dominé par l'énorme falaise du Djebel Kissane. Quelques kilomètres après Agdz, nous quittons la vallée du Drâa pour nous engager sur une petite route en direction de Nkobb où le campement est installé à l'extérieur du village. L'équipe locale qui a en charge la logistique a déjà monté la tente. Cette tente est la même que celle utilisée par les populations nomades. Le toit est formé d'un vélum fait d'étroites bandes tissées en laine et en poils, cousues bord à bord; il est posé sur une poutre faîtière, supporté par deux montants et tendu par des tirants, fixés par des cordes à des piquets. Une pièce de tissage, longue, en laine et en coton est enroulée autour de la tente pour l'isoler du vent.
Le briefing du soir est consacré à la présentation de l'épreuve du lendemain. Gilbert HIRSCHY rappelle les sages conseils pour ce genre de course : ne pas se laisser emporter dès le premier jour, bien savoir gérer son effort, surtout ne pas se laisser griser par l'euphorie des premiers kilomètres, bien se protéger du soleil et surtout bien s'hydrater.
La nuit sera assez agitée car mon compagnon de tente, Louis CHANTRE, ancien restaurateur reconverti dans l'immobilier n'est pas un gros dormeur. Ce petit bonhomme de cinquante-deux ans (petit par la taille mais grand par ses qualités que j'ai pu apprécier par la suite) est en perpétuelle ébullition, une vraie boule de nerfs toujours prête à exploser.
Un chef d'oeuvre de la lumière au réveil.
C'est même avec plaisir que nous nous nous extirpons de nos duvets vers 6 h00 pour ne pas rater ce magnifique lever du soleil sur les monts de l'Atlas tout proche dans une féerie de rouges, de mauves et d'ocres. Quel merveilleux cadeau de la nature !
Lundi 20 Mars, 9h00. Départ de la première étape qui doit nous conduire de Nkobb jusqu'au camp des aiguilles. Juste un hors d'oeuvre pour aujourd'hui : 28 kms. Le départ est donné sur la place du village ou une grande partie de la population s'est regroupée pour assister à l'événement.
Cette étape n'est qu'une succession de côtes et de descentes mais sans trop de difficultés. La grande inconnue est en fait la chaleur qui surprend quelque peu les coureurs Européens que nous sommes, plus habitués à courir dans le froid et la pluie plutôt que sous un soleil radieux!

Le Maroc est le pays d'Afrique du nord qui présente la plus grande variété de climats, due à l'ouverture de ses façades maritimes et aux barrières élevées des chaînes montagneuses que nous traversons. Les précipitations se concentrent en automne et au printemps mais nous aurons la chance d'avoir une semaine très ensoleillée.
Au départ de ce quatrième Supermarathon du Sahara, il y a les habitués de ce genre de course auprès de qui je prends la précaution d'écouter les sages conseils de prudence : Karim MOSTA le français, champion du monde en 1994, Jean Maurice HENRY le réunionnais, Gérard REIX, le maraîcher savoyard, les Suisse François VALLOTON et Yvo SCHIFFERLE. Tous ceux là comptent déjà plusieurs supermarathons à leur actif (Himalaya, Australie, Colorado etc.). Côté féminin, trois accros de la course à pied sont également de la fête : la Française Danielle DOURNEL, La Suisse Martina BERTHOLD (qui est aussi médecin de la course) et l'allemande Concilliac GRAWINKEL.
Dès le départ, je pense aux précieux conseils de prudence que m'avait prodigués Marc PERIER ayant lui même participé à la précédente édition de 1994 et auprès de qui j'étais allé me renseigner quelque temps auparavant. Surtout ne pas suivre les coureurs Marocains! Effectivement, ç'eut été suicidaire que d'adopter une telle méthode au vu du rythme imprégné en ce début de course par ces coureurs. D'ailleurs personne ne tentera de les suivre et nous comprenons rapidement qu'il y aura deux courses : celle des coureurs Marocains et celle des autres!
Malgré un départ très prudent lors de cette première étape que je termine sur les talons du coureur allemand Michael HUERING et devant la 1ère féminine Danielle DOURNEL, je ressens une fatigue anormale pour cette faible distance. Je dois mettre cela au compte de la chaleur et de l'altitude. Cette étape sera remportée par Bensallah SAID. Les coureurs marocains nous feront d'ailleurs un vrai festival pendant ces quatre jours.
Pour cette première journée, il n'est pas prévu de séance de massage mais notre masseur devra se plier (avec une extrême gentillesse d'ailleurs) à la demande de plusieurs coureurs.Notre masseur Abdel BENDJILALI est bien connu du monde de la course à pied puisqu'il s'agit d'un coureur de haut niveau (2h18 au marathon) conseiller en hygiène de vie et ayant suivi une formation en sophrologie. Il a été le collaborateur de Serge COTTEREAU pour l'organisation de stages de course à pied et organise maintenant lui même ses propres stages au Maroc à Ifrane.
Après la séance de massage, il est prévu une séance de stretching (ou d'étirements musculaires pour les puristes!) la pratique régulière de ce genre d'exercice permet une récupération plus rapide et évite les courbatures musculaires.
La récupération serait bien sûr favorisée par une bonne nuit de sommeil réparateur mais malheureusement ce ne sera pas le cas avec un réveil à 2h du matin et l'impossibilité de se rendormir.
Acteurs d'une pièce dans un décor de rêve.
Mardi 21 Mars.Aujourd'hui, les choses sérieuses commencent. Au programme, une étape de 38 kms jusqu'à Iknioun avec dès le départ une côte de 15 kms. Le départ est donné du camp des aiguilles à 1100 m d'altitude. Nous empruntons un chemin caillouteux qui s'élève à travers la montagne. Ces 15 kms de montée représentent un dénivelé de 1000 m puisque nous franchirons le col à 2140 m.
C'est une montagne sèche avec des arêtes déchiquetées. Le contraste de la terre ocre et du ciel bleu d'une pureté magnifique est un spectacle féerique pour nos yeux qui nous fait oublier la dureté de l'effort.
On sent que le désert est proche et le paysage prend une splendeur minérale dont l'éclat rejaillit sur les rares constructions que nous rencontrons. Ce qui frappe dans ce décor lunaire, c'est le silence et la paix qui y règne. Un silence absolu, incroyable. Ce ciel lumineux est toujours le point central du paysage de jour comme de nuit.
Je cours depuis une heure seul et me laisse gagner par quelque chose de très particulier qui pourrait bien s'appeler le baptême de la solitude. Je voudrais que le temps s'arrête pour profiter au maximum de ces moments là. Moment d'intense jouissance intérieure où la paix de l'esprit permet de faire le vide total. Mais de temps à autre, une pierre anguleuse me rappelle à un minimum de concentration pour éviter une entorse de la cheville!
Cette terre hostile parait ne pas être habitée pourtant de temps en temps, je croise un berger assis sur un rocher. Je me demande comment ces bêtes parviennent à se nourrir de ces rares touffes herbeuses parsemées à travers la rocaille.
Pourtant, l'élevage occupe une place très importante au Maroc. Ovins et caprins représentés par des races adaptées à des terrains très divers constituent l'essentiel de la consommation de viande rouge. Les cheptels ovins et caprins représentent plus de 15 millions de têtes. Leur viande est très appréciée surtout celle du mouton qui est associée aux grandes fêtes.
Moi qui ne suis pas un grand spécialiste de la course en montagne, je suis surpris de mon aisance et atteins le sommet sans avoir marché pendant ces 15 kms. La longue descente vers Iknioun me demandera une attention beaucoup plus grande car cette piste est un véritable nid de pièges pour les chevilles. D'autant plus que j'éprouve toujours une certaine griserie dans les descentes qui me conduit à allonger la foulée et par conséquent, prendre plus de risques. Si je sais adopter une foulée la plus économique sur le plat, par contre les descentes sont pour moi une vraie débauche d'énergie. Ca passe ou ça casse!
Le plus délicat est de calculer au millième de seconde l'endroit idéal pour poser son pied dans ce champ de pierres et de pouvoir retrouver une bonne impulsion. La descente fait mal et les derniers kilomètres de cette étape seront très durs.
Des extra-terrestres dans le désert.
La population se fait plus nombreuse à l'approche du village d'Iknioun. Je lis dans le regard de ces gens la curiosité que suscite cette caravane humaine clairsemée d'un genre tout à fait particulier. Avec nos casquettes à visière et à protège-nuque, nos lunettes fluo et nos ceintures porte-bidons, nous devons faire figure d'extra terrestres dans ce décor là. Des enfants m'accompagnent à la sortie du village pour m'indiquer le chemin. Le balisage quelque peu incertain à cet endroit là me fait hésiter sur plusieurs directions et bien sûr, je m'engage dans la mauvaise! Après avoir fait demi-tour et perdu de précieuses minutes, je retrouve le bon itinéraire.
Le coureur marocain AIT AMAR Mustapha remporte cette étape en 2h36'13" devant ses compatriotes Nourredine MARJOUANNE en 2h47'57" et Lhacen AHENSAL en 2h49'.Ce rythme infernal fait des dégâts puisque au terme de cette deuxième épreuve, il faut relever 2 abandons : BENSALLAH SAID, le vainqueur de la première étape et Michel PERRIER le coureur Toulonnais victime d'une terrible défaillance dès le premier jour et qui n'a pu prendre le départ ce matin. Après un moment de repos, chacun s'accorde une toilette très sommaire car nous ne disposons que de la valeur de deux ou trois verres d'eau pour une toilette complète!!! Car inutile de vous dire que l'eau est précieuse et servira essentiellement à la ré-hydratation des organismes. Tant pis pour la toilette, nous n'en apprécierons que mieux la première douche à l'issue de ces quatre jours. Il est évident que de telles conditions de vie aiguisent la volonté! Comme le dit notre organisateur Gilbert HIRSCHY << Si vous dormiez dans une chambre d'hôtel avec tout le confort, le lendemain, vous ne pourriez pas repartir !!! >>.
Quand la tourista s'en mêle!
Au repas du soir servi sous la tente berbère, je fus saisi de violents vomissements, puis d'une très forte diarrhée. Je me résignai à aller voir notre médecin coureur Martina BERTHOLD qui décida d'une injection pour calmer la douleur et tenter de trouver ce sommeil réparateur qui ne vint jamais au cours de cette longue nuit. Pourtant je fus particulièrement choyé ce soir là, Esther TRUBIN venant passer un moment en ma compagnie pour me remonter le moral. Je pus apprécier la clarté du ciel avec ses millions de constellations éclairant la nuit qui ici ne devient jamais noire. Ce spectacle féerique m'apporte une maigre consolation car le doute commence à s'installer à la veille de cette étape la plus longue et la plus difficile : 43 kms. Même le somnifère n'aura pas l'effet souhaité.
Au petit déjeuner, l'appétit n'est toujours pas revenu. Pourtant, je me force absolument à manger pour tenter de retrouver un minimum de forces pour les heures à venir. Le départ est avancé de 30 minutes pour éviter la trop grosse chaleur de la mi-journée. La tension est grande ce matin et les visages anxieux. Chacun essaie de se motiver, certains préférant le contact, d'autres préfèrent au contraire s'isoler pour se concentrer. Karim MOSTA qui n'aime pas les côtes est bien décidé à frapper un grand coup aujourd'hui sur ce parcours au profil plutôt facile avec 400 ms de dénivelé négatif. Après un faux plat de 2 kms, nous abordons une descente assez douce sur 500m.Nous nous trouvons alors au creux d'une vallée débouchant bientôt sur un immense plateau désertique de 10 kms. Gilles Fovet, le gendarme de Mougins et Roger BONNIFAIT du comité d'athlétisme de l'Essonne sont à leur tour atteints de nausées et de diarrhée qui les conduisent bientôt à l'abandon. J'imagine quelle peut être leur déception à ce moment là. Des mois et des mois d'entraînement réduits à néant en quelques heures. Le rêve brisé en morceaux! La trahison du corps qui refuse d'avancer. Personnellement, bien qu'affaibli par ces crises diarrhéiques, le moral n'est toutefois pas atteint et j'essaie de maintenir une bonne allure. Je prends soin de bien m'hydrater à chaque ravitaillement et j'en profite pour remplir ma gourde isotherme qui s'épuisera avant le prochain ravitaillement.
Ce plateau écrasé de lumière, au silence absolu est une véritable invitation à la rêverie. La beauté du paysage me fait oublier quelque peu la fatigue qui commence à s'accumuler. J'aime ces paysages sauvages, cette terre ocre qui n'en finit pas .
La tête au service des jambes!
Qu'importe la chaleur, qu'importe la soif, il faut aller devant soi. Courir à l'énergie, ça use, ça use énormément. On aurait tendance à croire que la tête sort indemne de ces surpassements de soi. Dans ce genre de course, tout passe par la tête. Pas de combats glorieux sans corps à corps avec sa tête. Tenir. Tenir coûte que coûte. Je dois faire appel à toutes mes ressources mentales pour continuer à courir à la même allure. Paradoxalement, malgré cette faiblesse qui m'anime, je me sens très fort car j'ai l'impression d'accomplir quelque chose non pas de surhumain mais d'irréel qui m'apportera dans l'avenir j'en suis persuadé une grande source d'énergie mais aussi une grande force intérieure. Ce sentiment bizarre que j'éprouve à l'instant sera ressenti par bon nombre de coureurs avec qui j'aurai l'occasion de discuter. C'est ce qui fait le charme de ces courses aventures : une aventure physique bien sûr aux limites du supportable mais avant tout une aventure humaine extraordinaire. Gilbert HIRSCHY, l'organisateur de cette folle épreuve devait nous le rappeler au briefing du soir : << les grands moments que vous êtes en train de vivre vous apporteront beaucoup dans votre vie future. Dans des conditions difficiles, vous êtes en train d'accomplir un exploit exceptionnel dont vous sortirez grandi et qui vous permettra d'affronter ensuite les problèmes de la vie >>.
Après la traversée de ce grand plateau, nous entamons une descente sur 5 kms; ensuite 3 kms de faux-plat nous conduisent au pied d'une côte de 3kms. Comme je sais par avance que j'aurai à puiser au plus profond de mes réserves sur la fin du parcours, j'adopte un style de marche rapide pour mieux négocier cette côte. Vient ensuite une longue descente dans un chemin très rocailleux. La fatigue aidant, les chevilles sont très sollicitées. Les chocs répétés contre ce sol capricieux vont bientôt faire naître des ampoules sur la partie extérieure des talons. Le ravitaillement du 29ème kilomètre est le bienvenu mais mon estomac est tellement perturbé que je ne peux absolument pas avaler le moindre aliment solide. Je me contente de prendre 2 gobelets de boisson isotonique et de remplir mon bidon personnel.
Je m'éloigne du point de ravitaillement tout en terminant mon gobelet et prend soin de le garder dans la petite poche de ma ceinture. En effet, pour ne pas souiller ce magnifique paysage, je me refuse à le jeter par terre comme l'ont fait mes prédécesseurs (Même si un véhicule est prévu pour les ramasser). A aucun moment, je n'oublierai que je représente ici la SNCF et je tiens jusqu'au bout à soigner l'image de marque de la SNCF, moyen de transport le plus écologique et le moins polluant de tous! L'organisateur est d'ailleurs très soucieux de la préservation du paysage puisque le balisage du parcours a été fait à la peinture sur des pierres qui seront retournées après notre passage pour ne laisser aucune trace.
Je regrette à ce moment là de n'être pas en possession de tous mes moyens car, si sur le plan musculaire tout va bien, (pas de crampe ni de courbature) mon état général laisse apparaître une extrême fatigue que j'attribue à une alimentation quasi nulle depuis deux jours. Je me sens en panne de glycogène, (le carburant des muscles du coureur) qui d'ordinaire nous est fourni par une alimentation riche en glucides (pâtes, riz, pain, pommes de terre) et qui me fait si cruellement défaut ces jours ci. Ca devient dur, très dur! Surtout, conserver le moral. Tenir, tenir à tout prix jusqu'au bout! Je pense à ce moment à ma famille et à mes amis de l’Amicale Cheminote des Coureurs de Fond qui me soutiennent moralement dans cette épreuve. Je me dis que je ne suis pas le seul à souffrir, qu'il en est de même pour tous les concurrents. Et puis d'ailleurs que représente cette souffrance à coté de la misère de ces enfants que je croise sur le bord du chemin? Que peuvent penser de nous ces enfants aux pieds nus dans de vieilles chaussures trouées, nous qui avons abandonné notre confort douillet pour venir ici pousser notre corps dans ses limites extrêmes.
Que peuvent-ils bien comprendre à tout cela? Ils nous regardent passer, curieux et incrédules devant nos visages décomposés par la fatigue. Pas le moindre encouragement, pas le moindre applaudissement, Parfois un simple bonjour. Par contre un regard extrême, un regard profond, noir qui semble nous interroger : pourquoi? A mon tour, je me pose la question : pourquoi? A quoi bon? Et si tout cela ne servait à rien?
L'art d'éliminer la souffrance par le plaisir!
Contrairement à ce que certains pourraient penser à la lecture de ces lignes, une telle course n'a rien de masochiste, le masochisme c'est se faire mal pour le plaisir. Ma démarche est de passer par des conditions extrêmes pour pouvoir jouir ensuite du plaisir d'avoir réussi. Les derniers kms seront effectués avec la tête. Quand le corps est brisé, il ne reste plus que l'esprit pour avancer. Heureusement, l'esprit ne flanchera jamais au cours de ces quatre jours. Tenir jusqu'au bout pour mon entreprise qui m'a fait confiance dans ce projet.
Dans ces moments difficiles, je repense à cette terrible expérience que j'ai vécue il y a deux ans et demi lorsque je me suis retrouvé quasi paralysé en fauteuil roulant, victime d'une polynévrite me privant totalement de l'usage de mes membres. Si j'ai vécu cette période de façon très négative (comment pourrait on la vivre autrement) avec le temps, j'ai su la transformer en énergie positive. Il vaut mieux souffrir en courant plutôt que souffrir moralement de ne pouvoir le faire.
Une autre technique mentale est de se concentrer sur ces moments privilégiés où l'immense solitude permet une véritable communion avec la nature. Je n'entends plus que le bruit de mes pas et de ma respiration dans cet océan de silence. J'ai vraiment l'impression de vivre des instants rares où le plaisir ne sera jamais démenti même dans les étapes les plus éprouvantes comme celle d'aujourd'hui.
Un sourire pour toute récompense!
Au bout d'une immense plaine, j'aperçois un minuscule point blanc. Je n'ose encore y croire. La banderole d'arrivée? Un mirage? Je dois encore accomplir quelques centaines de mètres pour bien réaliser l'approche du but. Chantal BONNIFAIT est là avec son sourire et ses encouragements pour m'accueillir comme elle a toujours accueilli les coureurs à chacune de ces étapes avec autant de gentillesse. Cette étape d'Iknioun à Tinherir a été remportée par AIT AMAR Mustapha devant Nourredine MARJOUANNE, le Français Karim MOSTA se classant honorablement à la quatrième place. Mon copain Louis CHANTRE qui m'a déclaré avoir toujours couru << en dedans >> finira 7ème après en avoir fait voir de toutes les couleurs au coureur autrichien Herbert EGGER. Je finirai péniblement à la 19ème place sur les talons du coureur suisse Pascal LAUBERT qui connut lui aussi une grosse défaillance.
Notre masseur Abdel BENDJILALI aura fort à faire pour remettre en état tous ces muscles froissés par ces heures d'effort! Sa tâche ne s'achèvera qu'à la nuit tombante. Cette séance de massage est un passage obligé pour qui veut améliorer sa récupération.
L'Après midi sera consacré à la visite de Tinherir où nous seront conviés à boire le thé chez un fabricant de tapis. La diversité du Maroc sous le double aspect de ses origines berbères et de sa civilisation islamique est caractérisé par ses tapis de laine à points noués. Les tapis berbères qui nous sont présentés sont réalisés en laine épaisse et servent de matelas et de couvertures. Ils sont de couleur ocre ou rouge ou bleu, décorés de dessins géométriques ordonnés selon des axes longitudinaux ou transversaux qui dégagent une impression d'espace et de mouvement.
Vient ensuite le moment des achats avec le traditionnel marchandage car le marchandage fait partie de l'art de vivre au Maroc. L'objectif du vendeur n'est pas uniquement de négocier le prix final, bien souvent connu des deux interlocuteurs dès le début de la discussion (il suffit de diviser le prix initial par trois pour avoir un prix à peu près correct!). Il s'agit plutôt de profiter de cet instant privilégié pour faire connaissance. Il n'est pas rare que l'affaire se conclue avec un verre de thé à la clé! Pour décontracter mes muscles tendus par ces heures d'effort, je m'accordai une longue promenade dans la très belle palmeraie de Tinherir. Le contraste du vert des palmiers se découpant sur l'ocre des collines voisines et le bleu du ciel est d'un effet des plus saisissants. Originaire d'Arabie, le palmier dattier est composé d'un tronc cylindrique qui n'épaissit pas (environ30 cm) mais qui peut atteindre 30 m de haut. Les feuilles implantées en hélice très serrées sur le tronc vivent quatre à cinq ans avant de se dessécher. Il existe des arbres mâles et femelles qui fleurissent tous deux en Mars ou Avril. Le bourgeon terminal du palmier est entouré d'une bourre fibreuse qui donnera le régime de dattes. Les palmes tranchées à la base donnent à l'arbre un aspect écailleux, très utile pour escalader le tronc au moment de la cueillette. La datte est un fruit de grande valeur nutritive, très riche en sucres et il n'est pas rare d'en trouver aux ravitaillements de certains marathons. Du palmier, tout est utilisé : Les palmes servent de combustible, de brise-vent et à confectionner des nattes des meubles ou de la vannerie.
Au repas du soir, quelques uns d'entre nous auront droit à un menu << spécial diarrhéique >> : bouillon de légumes très salé pour compenser la perte de sels minéraux et assurer une bonne ré hydratation et plâtrée de riz à l'eau pour colmater les fuites!!! Le docteur Martina BERTHOLD s'active pour soigner tout ce petit monde pour qui son sourire restera le meilleurs des remèdes!
Les maux des Gorges.
Jeudi 23 Mars. Nous quittons Tinherir en Jeep à 8h00 pour nous rendre dans les gorges du Todhra où le départ sera donné à 9h00.Cette dernière étape de 26 kilomètres s'effectuera en aller retour sur un chemin rocailleux serpentant au milieu des gorges dont les hauteurs impressionnantes sont illuminées par les rayons du soleil dans une diaprure étincelante. Il fait presque frais aujourd'hui car le fond des gorges restera dans l'ombre toute la matinée.
Le parcours monte régulièrement pendant 13 kilomètres jusqu'à la moitié où est installé le point de contrôle. Nous croisons les premiers coureurs Marocains, impressionnants par leur allure, BEN SALAH Saïd et qui remportera l'étape devant AIT AMAR Mustapha. Chacun s'encourage mutuellement ce qui permet de mieux supporter la fatigue. En ce dernier jour, de nombreux coureurs connaissent des problèmes intestinaux tel le coureur réunionnais Jean Maurice HENRY que je ne reconnus qu'au dernier moment tellement son visage était crispé par le masque de la souffrance. Mon voisin Essonnien Roger BONNIFAIT a aujourd'hui la rage au ventre et veut se venger de son abandon d'hier. Ses gestes de volonté en disent long sur sa détermination. Je croise mon copain Louis Chantre au style décontracté et facile.
Le passage au point de ravitaillement et de contrôle va aiguiser mon envie d'en finir avec cette épreuve. Plus que 13 kilomètres et tout sera fini! Malgré la fatigue, la proximité du but me fait augmenter l'allure. Affectionnant particulièrement les descentes, j'entame cette dernière partie du parcours à 15km/h et décide de maintenir cette allure jusqu'à l'arrivée.
A défaut de jeunesse, un brin de folie!!!
Mais je ne pourrais malheureusement vivre cette euphorie jusqu'au bout et n'allai pas tarder à payer les excès d'une telle débauche d'énergie!
Pour tenter de distraire mon esprit, j'essaie de faire dans ma tête un premier bilan de cette course. Je me suis même surpris à penser : plus jamais ça! A l'heure où j'écris ces lignes, j'ai pris la décision de m'inscrire au prochain Supermarathon du Verdon (150 kms en trois étapes) les 30 Juin, 1er et 2 juillet 1995. Masochisme? J'ai déjà répondu non. Folie? Peut être en faut-il un brin pour ce genre d'épreuve. Comme le disait Karim MOSTA citant une maxime de LA ROCHEFFOUCAULD : << Pour garder sa jeunesse, il faut garder sa folie >>. Il faut surtout une très forte motivation et une bonne dose de volonté. La seule chose que je cherche à prouver par ce défi; c'est qu'avec la volonté, un individu peut réaliser de grandes choses. Au travers de ce défi personnel, j'espère que notre entreprise saura relever à sa façon les défis qui s'offriront à elle en cette fin de siècle.
Ce genre d'épreuve n'est pas une épreuve comme les autres. C'est aussi une grande leçon d'humilité. Quand on court dans le désert, on se sent tout petit, impressionné par cette immensité. On ne lutte pas contre lui, on essaye de faire en sorte qu'il nous laisse passer. C'est aussi une belle leçon de savoir vivre. Entre tous les participants, il y a bien sûr compétition mais toujours dans un esprit qui exclue l'agressivité. J'ai retrouvé dans cette épreuve le côté convivial et le grand respect des autres qui existent dans les épreuves de 100kms. Plus l'effort est dur et plus la solidarité est grande est grande entre les coureurs, véritables chevaliers des temps modernes. Ici, l'on ne court pas contre les autres mais contre soi même, pour sa propre victoire, son propre défi. Cette victoire sur moi même, je la dédie à mon frère que j'ai eu la douleur de perdre trois jours avant mais qui a toujours été présent dans mes pensées tout au long de cette course.
En guise de conclusion et pour tous ceux qui abdiquent trop facilement par manque de volonté, je voudrais citer une phrase de Jean Louis ETIENNE répondant à un journaliste qui l’interrogeait à l’issue de sa marche en solitaire vers le pôle :
<< Tout parait impossible à ceux qui ne tentent rien >>
Je remercie la région SNCF de Paris-Rive-Gauche de m’avoir aidé à vivre cette aventure qui restera pour moi un grand souvenir gravé au plus profond de ma mémoire.
-Avril 1995-